Rue de la Fontaine aux Innocents

Nouvelle de Mario Petricola


10 octobre 1987 

Sur la façade en pierre de taille d’un immeuble haussmannien, une plaque rutilante en laiton, porte l’inscription : « D.R.Stauf et Cie, Agents de Change », l’homme presse le bouton du portier électrique. Le claquement sec de la gâche électrique lui répond, il pousse la lourde porte de fer formidablement ouvragée, et s’engage dans un escalier monumental habillé d’une moquette bordeaux. Il est accueilli par une secrétaire bien mise dans un tailleur gris. Elle le précède et l’introduit dans le vaste bureau directorial de D.R.Stauf . Il découvre un petit homme à la calvitie affirmée qui l’invite à s’asseoir dans un fauteuil Louis XV.Posé sur le bureau, un dossier porte la mention « Introduction de la SA. TAN au second marché de la Bourse de Paris » D.R.Stauf qui consulte le dossier lève le regard vers l’homme et l’interroge :

— Si je comprends bien votre société dont vous êtes le PDG a pour principale activité, l’édition de livres. »L’homme aux sourcils charbonneux rehaussant un regard noir, se redresse un rien outré, et rétorque :

— Ma société est une affaire à dimension internationale. Nous exploitons les nouvelles du jour au fil des dépêches d’agence de presse et grâce à une merveilleuse invention de mon cru, le Troc à Nouvelles, nous sélectionnons les faits ou évènements à sensations pour les transformer en succès éditoriaux.

Ma société est une valeur sûre qui s’informe aux meilleures sources avec notre propre agence de presse, Novelapress. Moi, Eutrophime Félès, son président, je vous affirme qu’elle retiendra sans nul doute la confiance des investisseurs sur le marché, grâce à son haut potentiel de valorisation. La SA.TAN dégage déjà d’importants bénéfices ainsi que vous avez pu le constater au vu des bilans produits sur ces dernières années. 

D.R.Stauf l’interrompt :

— Pourquoi un prix aussi bas pour les cinq millions d’actions que vous voulez placer sur le second marché, compte tenu de la valeur intrinsèque de votre société ? De plus j’ai compris que vous souhaitiez reverser un dixième du montant de la vente à des œuvres humanitaires, geste de mécénat rare que je salue. 

Eutrophime Félès, sourire énigmatique sous sa moustache dalinienne, reprend :

— Les titres des publications que nous éditons sortent tout droit de notre astucieuse machine la Troc A Nouvelles, et se vendent très bien auprès du grand public parce qu’elles réunissent tout ce qu’il aime, sang, sexe et fric pour un prix du livre très abordable.

La preuve de ma confiance en cette opération que je vous confie, la voici, dit-il exhibant sous les yeux de D.R.Stauf , un chèque d’un million de francs et un certificat nominatif de cent mille actions SA TAN, tous deux libellés au nom de l’agent de change. Je vous règle dès à présent votre commission de placement. Comme de surcroît, j’entends agir pour le bien de l’humanité, je vous laisse le soin de compléter l’ordre du chèque par l'œuvre de bienfaisance bénéficiaire de votre choix, s’esclaffe-t-il d’un rire sardonique, semblant ne pas croire en ses propres paroles 

25 octobre 1987

Dans la salle des marchés de la D.R.Stauf Cie, les écrans des micro-ordinateurs scintillent, les chiffres défilent. D.R.Stauf se penche sur l’épaule d’un opérateur, le regard attiré par la ligne de cotationSA TAN ; un chiffre apparaît : 1100 F.

D.R.Stauf maugrée d’un ton interrogateur :

— Voilà dix jours à peine que cette société est entrée en Bourse et sa valeur est déjà multipliée par 110, c’est à n’y rien comprendre, de la pure folie ! Même si le prix d’introduction était sous-évalué ! L’opérateur se retourne :

— En effet patron, c’est de la folie, les volumes d’échange sont énormes. A croire que cette société a découvert la pierre philosophale, qui transmute le plomb en or ! ça sent le soufre et la Commission des Opérations de Bourse sort les griffes. En tout cas c’est une belle réussite pour vous !

— Ouais je ne crois plus au père Noël à mon âge, il y a sûrement anguille sous roche. 

De retour à son bureau, D.R.Stauf jette machinalement un œil sur son téléscripteur qui, inlassablement, crache son flot ininterrompu de dépêches sur les vicissitudes de l’humanité à travers le monde : 

Un train déraille en Colombie ; le cartel de Medellin est soupçonné d’être à l’origine de l’attentat.

Le général Noriega au Nicaragua est soupçonné de couvrir le trafic de drogue, et de profiter des narcodollars pour mieux asseoir son pouvoir.

Un réseau de prostitution aux mains de la Mafia démantelé à Rome »

Sang sexe, et fric, voilà des dépêches qui feront du bon business pour la SA.TAN et pour son patron Eutrophime Félès, se dit D.R.Stauf. Une veine inépuisable pour cet homme étrange et cynique. Son regard s’attarde plus longuement sur un titre de dépêche datée du 25 octobre 1987 à 18 heures, alors que la pendule de son bureau marque juste 14h :

Une prise de position du président de la SA.TAN provoque une envolée des cours de l’action en Bourse. Il a déclaré : le soutien actif de financiers de renom et l’aide précieuse de D.R.Stauf Cie nous a permis de réaliser une belle entrée en Bourse. Nous pouvons envisager l’avenir avec confiance.

Nous envisageons de présenter pour la prochaine saison littéraire quelques-uns des titres phares de notre fonds à de grands Prix littéraires espérant bien en rafler plusieurs.

Notre capacité bénéficiaire devrait s’en trouver renforcée à la plus grande satisfaction de nos nouveaux actionnaires !

Mais qui donc peut avoir intérêt à procéder ainsi au ramassage de ces titres en Bourse ? s’interroge D.R.Stauf, perplexe L’activité de la SA.TAN relève d’un marché de niche que seuls les initiés connaissent. Délit d’initiés ? se demande-t-il, et il sent une boule au ventre monter et s’installer, rien qu’à l’idée de voir débarquer les gendarmes de la Bourse dans son étude. Malgré son savoir-faire, sa réputation d’agent de change sur la place de Paris s’en trouverait inévitablement entachée, avant même que toute preuve de délit d’initiés puisse être avancée, pour cette opération de mise en Bourse.

Saperlipopette, se dit D.R.Stauf, me voilà dans le bain jusqu’au cou malgré moi. Hargneusement, il décroche le combiné et compose le numéro d’Eutrophime Félès. Une voix féminine au bout du fil répond ainsi à sa demande :

— M.Félès est absent pour trois jours, puis je lui laisser un message ?

— Dites-lui qu’il me rappelle dès son retour, s’exclame R.Stauf passablement irrité. 

A peine a-t-il raccroché que la ligne intérieure sonne, et la voix de Marguerite, sa secrétaire au bout du fil : 

— Mr D.R.Stauf, j’ai devant moi le commissaire Prieur de la brigade financière qui voudrait vous parler. Surpris, D.R Stauf s’entend répondre

—Faites-le entrer, Marguerite ».

L’homme plutôt râblé à la calvitie prononcée s’avance.

— Prenez place, lui dit l’agent de change, désignant un siège.

—Voilà, Mr.D.R.Stauf, j’irai droit au but pour ne pas vous faire perdre de temps. Je suis chargé d’une enquête à la demande de la Commission des opérations de Bourse. Je sais que vous avez récemment prêté la main à l’introduction en Bourse de la SA.TAN dont les cours ont connu une envolée spectaculaire. Connaissiez vous cette société auparavant, et en particulier son président M Eutrophime Félès ?

— Non je ne connaissais ni ‘l’homme, ni la société aussi étonnant que cela paraisse. Nous sommes là pour conseiller la clientèle et l’assister à sa demande.

— Est-il d’usage dans votre profession, qu’une commission soit payée par avance, avant réalisation de l’opération financière, et que des actions de la société soient gracieusement attribuées à l’intermédiaire, en l’occurrence l’agent de change ?

— Le fait est plutôt rare, mais n’est pas exclu lorsque l’opération se révèle être attractive pour le mandant, et qu’il souhaite associer le mandataire à la réussite et le faire participer aux risques éventuels.

— Dans ce cas, j’imagine que le mandataire mesure ses risques et prend le maximum, d’informations sur la société non ?

— Oui bien sûr

— A moins d’avoir des liens particuliers avec les dirigeants et de leur faire confiance aveugle.

— Peut-être, mais en l’occurrence, ce n’est pas le cas.

— Bien, je vous laisse, dit le commissaire se dirigeant vers la porte.

— Une fois celle-ci refermée, D.R.Stauf , le front dégoulinant est pris d’une étrange sensation de vulgaire poisson pris dans la nasse. Il lui faut se défaire des titres de la SA TAN au plus vite et tirer tout ça au clair. 

27 octobre 1987

D.R.Stauf pianote sur son clavier un ordre de vente au mieux de cent mille actions SA TAN, puis il griffonne l’adresse de la société sur un papier. Il saute dans sa voiture et se dirige vers le siège de la SA TAN Arrivé devant un immeuble moderne à la façade de verre, il entre et emprunte l’ascenseur jusqu’u 6ème étage. Il en sort et se retrouve face à une hôtesse tout juste sortie d’un magazine de mode.

— Je veux parler à M. Félès et ne me dites pas qu’il est en réunion. La fille interloquée fait mine de s’informer décrochant le combiné. 

Mais excédé, D.R.Stauf fonce vers une porte de bureau directorial laissant l’hôtesse ébahie et il pénètre dans le bureau. E.Félès l’accueille d’un large sourire, un rien canin, se réjouissant de cette visite impromptue qu’il attendait manifestement.« —Assez de simagrées M.Félès, vous connaissez très bien la raison de ma visite. Vous avez profité de la réputation de ma charge d’agent de change sur la place de Paris pour engager une opération boursière à seule fin de blanchir de l’argent de provenance plus que douteuse.

—Mr.D.R.Stauf, j’ai toujours joué cartes sur table et vous n’allez pas me reprocher le succès de cette opération. Nous sommes là pour faire des affaires et ma société est une excellente affaire ! Votre innocence digne d’un novice, Mr.D.Stauf, est confondante s’esclaffe Félès ! Je vous ai offert un million de francs à valoir sur votre commission et vous n’avez guère manifesté de curiosité parce que vous pensiez que c’était une bonne opération, ce en quoi vous aviez tout à fait raison. Regardez, je vous propose d’en réaliser d’autres meilleures encore. Voyez cette dépêche de notre agence Novelapress :

Jeudi noir pour les Bourses : un krach important frappe les différentes places financières 

— Notez bien la date » 29 octobre et je vous rappelle qu’aujourd’hui nous sommes le 27 octobre. A vous de jouer maintenant ; sachez que nos informations sont plus que de première main, et elles donnent lieu à d’excellents développements littéraires qui font fureur en librairie.

— Réfléchissez Mr D.R.Stauf. Votre innocence, qui au demeurant reste à démontrer aux yeux de la justice mérite-t-elle de passer à côté de la fortune de votre vie ? A la Bourse, l’innocence est une valeur qui se vend très mal. Mes commanditaires, actionnaires de la SA TAN sont d’ailleurs très satisfaits de l’aide précieuse que vous nous avez apportée lors de la mise sur le marché de la SA TAN.

— Allez au diable, vous et vos commanditaires ! Félès éclate d’un rire sonore étrange comme venu d’outre-tombe.

— Vous ne pensez pas si bien dire ! Avec qui croyez-vous travailler sinon les forces du mal qui régissent notre monde. Prenez-y -votre place et la fortune viendra à vous. Il suffit de poursuivre sur la voie que vous venez d’ouvrir. Nous vous garantissons un accès permanent à nos meilleures sources d’information vu qu’avec Novela presse, nous la créons le plus souvent. Je vous laisse deux jours pour réfléchir ; vous pourrez ainsi juger de l’intérêt des dépêches délivrées par notre agence. Et pour vous permettre de vous détendre, je vous invite avec votre charmante secrétaire Marguerite, qui j'ai cru comprendre vous est très chère, à une soirée à l’opéra. Il y est donné la première de la représentation de la Damnation de Faust d'Hector Berlioz, et voici vos places, dit-il, lui tendant une enveloppe D..R.Stauf interloqué, saisit les billets et s’en va claquant la porte. Il rentre à son bureau, le rire d’Eutrophime Félès résonnant encore à ses oreilles.

29 octobre 1987

Comme chaque matin, à peine éveillé, D.R.Stauf consulte son écran en direct avec les Bourses de la planète :

Tokyo à mi-séance affiche une baisse de 15% du Nikkei

Son cœur se met à battre plus rapidement ; il se précipite vers la salle des marchés où l’affolement est général. Des ordres tombent ; « vendez au mieux ». Un opérateur se tourne vers lui : 

— C’est la débâcle patron, mais rassurez-vous, vos actions SA TAN vendu à temps vous permettent d’empocher une belle plus-value de 100 millions ! 

Regagnant son bureau, D.R.Stauf est stupéfait. Toutes les dépêches de l’AFP, de l’Associated Presse, de Reuter reprennent le leit-motiv : krach boursier, jeudi noir…

Son regard se pose sur un titre de l’agence Novelapress daté du jour même :

Emoi dans la communauté boursière : un agent de change bien connu est mort renversé par une ambulance des services d’urgence en sortant de son domicile et alors qu’il s’apprêtait à traverser la rue de la Fontaine aux Innocents. Il n’a pu être ranimé à temps. D.R.Stauf venait de mener à bien l’introduction en Bourse de la SA TAN, à propos de laquelle la COB avait demandé une enquête face aux énormes mouvements boursiers qui avaient suivi. 

D.R.Stauf éprouve le besoin de s’asseoir sur le premier siège à sa portée. Ses idées se bousculent et sa respiration se fait plus oppressante. Tout ça semble si irréel, et irrationnel. Il n’arrive plus à penser, lui qui a l’habitude de garder son sang-froid en toutes circonstances ; il faut bien ça dans son métier. Mais là, après la conversation qu’il vient d’avoir avec Félès, son esprit s’embrouille, comme si sa destinée semblait lui échapper, et partir en quenouille. Quel crédit apporter à ces dépêches de Novelapress et pourtant, les chutes des Bourses avaient bel et bien été annoncées. Alors… qu’en était-il du reste, de sa vie, en somme ? Il se met à frissonner comme si la température de son corps venait de chuter soudainement. Ce Félès est un vrai dingue, mais difficile de ne pas prêter attention à ses propos. Il y a dans son regard et son rire quelque chose de maléfique. ! Son ton menaçant et cynique n’a pas de quoi rassurer, et il semble si sûr de lui. L'interphone le tire de ses pensées sidérantes, et la voix suave de sa secrétaire Marguerite lui dit :

— Monsieur, n’oubliez pas que vous avez rendez-vous pour un bilan cardiologique à l’hôpital, ce matin à 11 h. Je vous commande un taxi ?

— Non merci, l’hôpital est assez proche pour que j’y aille à pied, et c’est bon pour le cœur, de surcroît !

— Bien comme, vous voudrez. Je me permets, Monsieur, de vous remercier encore une fois, pour cette très belle soirée d’hier soir à l’opéra ; j’ai beaucoup aimé.

— Le plaisir est partagé Marguerite, sachez le bien. Il attrape son imperméable et se met à marcher sous un début d’averse. D.R.Stauf arrive à l’hôpital, aux consultations cardiologiques. Il s’apprête à sortir sa carte Vitale de son portefeuille, qu’il ne trouve pas. Il s’aperçoit que dans la précipitation, il a pris l’imperméable de son associé du même modèle que le sien. Il n’a plus qu’à retourner à son bureau. La pluie a cessé et un timide rayon de soleil perce les nuages gris. Alors, tout en marchant, la soirée de la veille à l’opéra lui revient en mémoire. Malgré la joie qu’il avait éprouvée en la délicieuse compagnie de Marguerite, quelque chose le turlupinait. Pourquoi Eutrophime Félès lui avait-il offert ces places, précisément pour ce spectacle et comment connaissait-il son sentiment intime et secret pour Marguerite ? Arrivé à son bureau, D.R.Stauf interroge sa secrétaire : 

— Où est mon associé Bernard ? Par mégarde j'ai pris son imperméable pour le mien.

—Il vient juste de partir, et il n’a pas dû s’en rendre compte. »

Une sonnerie sur le palier de porte du cabinet interrompt l’échange. Marguerite presse le pas depuis son bureau pour aller ouvrir. Deux hommes en uniforme de police lui font face.

— Bonjour nous sommes bien au cabinet D.R.Stauf ?

—Oui bien sûr répond la secrétaire sur un ton interrogateur ?

— Nous sommes au regret de vous annoncer le décès de Mr D.R.Stauf.. A la suite d’un accident de la circulation survenu ce matin, il a été transporté aux Urgences de l’hôpital où malheureusement il n’a pu être ranimé. 

Au prononcé de son nom, D. R.Stauf s’avance surpris, et demande :

— Portait-il un imperméable comme celui-ci, désignant le pardessus encore sur son dos.

— Oui tout à fait, mais pourquoi cette question ? 

30 octobre 1987

A Vauréal, dans une élégante maison de la rue du Chat Noir, une femme en tenue d’intérieur se dirige vers le bureau de son époux : 

— Chéri, tu as reçu du courrier deux lettres dont une lettre de l’hôpital, si tu veux bien quitter ton ouvrage. 

La voix féminine tire R. Strof de son monde imaginaire et ses yeux rivés au traitement de texte, quittent l’écran de son PC. Il se tourne avec un léger sourire vers son épouse qui lui tend le courrier. Le voilà en une minute ramené à son univers quotidien, bien concret, rythmé par le balancier d’une comtoise hérité de ses parents et la présence réconfortante de sa femme. Il ouvre d’abord l’enveloppe de l’hôpital et lit le compte rendu de son bilan cardiologique :

— Alors lui demande son épouse d’un air interrogateur ?

—Tout va bien, j'ai un cœur de jeune homme qui bat pour toi !

—Et de quoi s'agit-il pour l'autre lettre ?

—Une enveloppe portant l'entête Editions du Diablotin ; je te la lis :

Cher Monsieur

Nous avons le plaisir de vous informer que notre comité de lecture a lu attentivement votre manuscrit et, eu raison de ses qualités d'écriture, l'a retenu pour une prochaine publication à la rentrée littéraire de janvier.

Un chèque vous sera également remis des mains propres de M. Feldès, président des Editions du Diablotin.

Veuillez croire en nos salutations distinguées.

—Voilà qui devrait te plaire, toi qui attends depuis si longtemps comme sœur Anne, et ne voit rien venir ! enchaîne son épouse. »

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