Extrait :
Son regard se porte au loin à travers la vitre de la voiture. Ce paysage, elle le connaît bien. Et pourtant à chaque fois que la voiture s’engage sur l’avenue d’Albigny le long du lac d’Annecy, elle redécouvre à travers le feuillage des platanes les reflets de l’eau, jouant avec le soleil et la surface bleutée du lac, enserré dans les montagnes alentour, autant de jeux de miroir qui lui évoquent la surface polie d’un saphir au creux d’une main entre ligne de vie et ligne de cœur. Pour l’heure Florence se sent apaisée, inondée d’une joie sereine comme une mère éblouie devant son nouveau-né posé sur son sein à sa venue au monde. A cette seule pensée, une angoisse soudaine l’étreint qui rend sa respiration courte et haletante L’idée de ce nouveau-né dont on lui ôta tout espoir, voilà peu d’années, renvoie en écho dans sa tête, un mot terrible « vous êtes stérile ». Ce sont les mots froids qui tombèrent des lèvres de cet éminent spécialiste parisien en blouse blanche calé dans son fauteuil de cuir. Elle les reçut comme une lame de poignard déchirant douloureusement son ventre. Bien sûr…l’adoption…, ses oreilles percevaient bien quelques bribes de phrases venant de très loin, une autre planète, mais ces mots « stérile…stérile… » résonnaient ainsi à ses oreilles, sans les compresses auxquelles elle avait jusque-là associé cet adjectif. Voilà qu’aujourd’hui ce qui était dans son esprit, symbole de propreté, d’hygiène rigoureuse devenait une tache indélébile, au plus profond de son être, comme un péché originel. Il lui avait fallu prévoir ; comment le dire à Guillaume, et comment réagirait-il, que deviendrait son mariage sans enfant. Prévoir était pourtant un exercice qu’elle pratiquait quotidiennement dans ce bureau directorial, qu’elle occupait à la banque Annecia pour anticiper les risques de change pour ses clients, prévoir les prises de participations et anticiper les fluctuations des marchés financiers. Mais ce jour précisément de l’annonce faite à Florence, elle était comme une petite fille désemparée qui vient de découvrir que le Père Noël n’existait pas. Un instant, l’idée lui était venue de partager avec sa grand-mère Amélie, et puis non, comment aurait-elle pu comprendre ? Et surtout grand-père Henri ne devait rien savoir, lui qui, lors de ses vingt ans lui avait offert la fine broche qu’elle portait en épingle pour maintenir son carré Hermès. Ses paroles lui restaient gravées en mémoire : « ma petite Flore, tu assureras la pérennité du renom de la famille et la sauvegarde de l’entreprise que j’ai fondée et après toi, tes enfants ». Non, il ne devait pas savoir. Alors que défilent sous ses yeux, les massifs fleuris des jardins de l’Impérial, Florence sourit, songeant à son grand-père Henri. Il lui manque beaucoup depuis cet hiver 1984, où une mauvaise bronchite l’emporta, au seuil de ses quatre-vingt-cinq ans. Elle le croyait éternel. Pourtant il avait laissé sa petite Flore seule à la tête de la grande œuvre de sa vie, la firme Pranel Développement. Quittant la route du bord du lac, peu après avoir dépassé le panneau de la commune de Talloires, sa voiture s’engage sur un chemin gravillonné en pente douce vers le lac. Arrivée en bas, la Porsche 911 Carrera franchit la grille de fer forgé magnifiquement ouvragée et s’arrête non loin du ponton d’accostage en avancé sur le lac. Florence descend et se dirige vers une belle bâtisse blanche du début de siècle qu’Henri Pranel avait acquise dans les années 1930.Par son style néo-classique, flanquée de colonnades bordant la terrasse, la bâtisse rappelle les maisons de maître de propriété cotonnière du sud des Etats Unis. Sur le perron, Marthe attend Mademoiselle Flore pour l’accueillir comme à son plus jeune âge, quand elle rentrait avec son grand-père d’une escapade sur le lac. Et même une fois mariée, Marthe n’avait pu se résoudre à l’appeler Madame. Florence connaissait la profonde affection que lui avait toujours portée Marthe depuis qu’elle avait été recueillie par ses grands -parents, après la tragique disparition de ses parents. La brave Marthe l’avait toujours consolée de ses chagrins d’enfant, et encouragée dans les moments difficiles, de sa présence discrète. Cette présence que Florence avait encore appréciée lors de la disparition récente de son grand-père. Florence traverse le vestibule et passe devant la porte du bureau de son grand-père devenu le sien. Elle se souvient comme elle prenait plaisir à faire irruption dans ce bureau, et à sauter sur les genoux de grand-père Henri, lui demandant : "Grand père raconte-moi quand tu étais jeune". Signe révélateur de l'affection que le vieil homme lui portait, sa petite Flore était seule à avoir le privilège de pénétrer ainsi inopinément dans cette pièce. Même la grand-mère Amélie n'y entrait que très rarement. Il repoussait le dossier dans lequel il était plongé, posant ses lunettes, passait une main dans la chevelure blonde de la fillette et commençait son récit par : " en ces temps-là, la vie était difficile, mais pour qui savait s'y prendre, elle ne se montrait pas ingrate". Et puis pendant près d'une heure, grand père Henri parlait surtout de son usine, le cœur de sa vie ; il n’aimait guère s'étendre sur ses sentiments, mais la petite fille buvant ses paroles, sentait l’enthousiasme et la passion transparaître dans son récit.Après avoir tâté de différents métiers, Henri Pranel décida à vingt-huit ans, en compagnie d’un ami Martin Vuillard de racheter un atelier de fabrication de toiles de tente qu’un vieil artisan possédait au fond d’un hangar à Cran-Gevrier. Ce dernier avait décidé de se retirer à soixante-quinze ans et de vendre son affaire. Les quelques économies d’Henri Pranel et son ami n’y suffisant pas, le vieil homme leur avait laissé deux ans pour s’acquitter de leur dette, le temps de dégager quelques bénéfices. Henri se souvenait alors avec émotion de la première commande importante. Une association catholique de scoutisme leur avait passé commande d’une vingtaine de tentes pour organiser un camp d’été pour des jeunes. Ils avaient dû travailler d’arrache-pied et passer quelques nuits blanches pour tenir les délais. Quand enfin ils reçurent leur chèque le jour de la livraison, une grande fierté s’était emparée d’eux. Puis d’autres commandes affluèrent et ils embauchèrent deux ouvrières dures au labeur pour coudre les toiles. La société eut le vent en poupe particulièrement dans les années 1930 et vit son activité s’envoler en 1936, avec les congés payés et le nouvel engouement pour des vacances sous la tente. Pendant la guerre, les Allemands vont mettre l’usine sous tutelle avec l’aide du gouvernement de Vichy afin de faire fabriquer des parachutes pour les besoins militaires. Plus tard dans les années 1970 et 1980, nouvelle mutation et l’usine se reconvertit dans les voiles de parapente et dans les deltaplanes. Sa petite fille unique Florence, femme de tête est initiée très tôt à ses affaires pour prendre sa suite. Florence imaginait ces deux femmes au fond de ce hangar mal éclairé, penchées sur leurs machines à coudre, les pieds sur la pédale et attentives à la grosse toile brune qui défilait sous l’aiguille dans un bruit de cliquetis incessant. Elle avait souvent observé Marthe pendant ses travaux de couture à la maison et les gestes lui étaient familiers, seul le décor changeait. Un sourire pour rassurer Marthe quelques paroles gentilles, et Florence gravit l'escalier menant à l'étage. Marthe dans sa discrétion questionne :
—A quelle heure dois-je servir le dîner ? Florence répond :
—Au retour de Guillaume, vers vingt heures
—Mais monsieur ne rentrera pas ce soir, il a téléphoné tout à l'heure ; il est retenu à Genève par de gros clients à ce qu'il paraît
Florence relève le ton acide de Marthe lorsqu'elle croit bon d'ajouter « à ce qu'il paraît » ; elle sait à quoi s'en tenir. Marthe n'a jamais porté Guillaume dans son cœur à l'image du grand-père Henri qui avait longtemps manifesté une grande hostilité à son projet de mariage, avant de s'y résoudre en désespoir de cause. Guillaume n'est certes pas un saint, sa belle prestance, son physique de jeune premier ne doivent certes pas laisser les femmes indifférentes d'autant qu'il cultive l'art de la mondanité avec brio.Mais n'est-ce pas ce qui l'a séduite, lorsqu'elle l'a rencontré lors d’un cocktail à la banque Annecia
—Servez le dîner à dix-neuf heures alors, se contente de répondre Florence
Marthe toujours aussi prévenante, a fait couler un bain chaud et à cette seule idée de se prélasser dans la mousse et l'eau délicatement parfumée, Florence prend conscience de la lassitude qui a envahi son corps au fil des heures et des multiples tracasseries, le lot quotidien d'une femme d'affaires. Passant devant le miroir en pied de sa chambre, Florence marque un temps d'arrêt devant l’image de sa silhouette longue et fine. Ses quarante-quatre ans lui paraissent encore bien portés, et seule une introspection plus approfondie permettrait de déceler les fines ridules au coin des yeux, signe de la femme en pleine maturité. La rousseur fauve de sa chevelure lui rappelle moult déboires de sa jeunesse à l’école où elle se faisait remarquer autant pour son intelligence que pour sa chevelure sauvage et libre qu’elle exhibait dans la cour de l’école. Elle suscitait selon le cas, railleries ou jalousies auprès de ses camarades. Florence en été, se couvrait pour échapper aux morsures du soleil sur sa peau laiteuse qui virait au rouge dès les premiers rayons, refusant de bronzer. Plus tard, elle continua à susciter un intérêt malsain auprès des hommes qui fantasmaient un tempérament de feu sous un aspect polaire comme un volcan islandais qui entrerait en éruption soudainement, faisant fondre la glace éternelle. Nombre d'entre eux se lançaient dans une entreprise de séduction à leurs dépens lorsqu’ils se prenaient un râteau aussi large que celui des paysans lors des fenaisons. Les fantasmes et préjugés sur les rousses ont toujours eu la vie dure traversant les siècles. Une discipline de vie, alliée à un entretien de son corps sont les meilleurs atouts pour affronter les tempêtes de la vie qui vous marquent à la manière des cyclones tropicaux. Se laissant glisser dans la tiédeur confortable du bain, Florence ferme les yeux et se laisse envahir par un sentiment de sérénité, l’esprit flottant à l’image de son corps, qu'elle sent léger prêt à s’envoler l’alléger lui laisser le sentiment de pouvoir s’envoler par-delà les monts et vallées comme lorsqu’elle faisait du parapente. Elle se revoit enfant lorsque grand-mère Amélie venait à la sortie de son bain, l'envelopper dans une grande serviette éponge imprégnée de l'odeur de lavande et la frictionner pour la sécher, elle posait sa tête contre la poitrine de grand-mère Amélie qui sent si bon la savonnette quand elle voulait être consolée. Bien que peu disposée à la rêverie, Florence aime à se remémorer ces subtiles fragrances émanant des souvenirs de jeunesse, autant de respirations qui viennent ponctuer la rythmique effrénée d'une partition de vie conduite andante. Tirée de sa douce torpeur par la sonnerie du téléphone, Florence saisit le combiné sans fil
—Bonsoir chérie c'est Guillaume, as-tu passé une bonne journée ?
—Oui bien sûr répond Florence, étonnée de cette amabilité si soudaine à son endroit, de la part de son mari
—Voilà je suis sur un coup très important avec des partenaires étrangers pour étendre notre développement dans le sud-est asiatique. Pour les tenir sur le grill, j'ai projeté de les emmener au casino et puis dans une boîte branchée tu comprends. Alors je ne rentrerai pas ce soir, je t'embrasse bien chérie, à demain.
Florence assise dans sa baignoire sait à quoi s'en tenir. Elle va dîner seule puis se plonger dans un de ces dossiers urgents, non sans s'être accordé une pause musicale à écouter une de ses œuvres favorites de jazz ; ce serait Charlie Parker, Louis Armstrong ou encore Billie Holiday. Elle se demande comment au fil du temps, leur mariage s’est transformé en habitude et pourquoi ce frisson qui lui avait parcouru le corps lors de leur première rencontre s'était progressivement évanoui comme ça sans prévenir. Elle revoyait comme si c'était hier ce cocktail à la banque Annecia, les notabilités locales mais aussi des banquiers genevois, le gratin de la finance, des industriels avec leur femme ou leur maîtresse en robe de soirée. Puis son regard s'était arrêté au milieu de ces mondanités sur un homme brun très à l'aise, coupe de champagne à la main et qui passait de cercle en cercle, un grand sourire à l'adresse des femmes. Sa respiration s'était faite un peu plus rapide, et elle avait senti un frisson lui parcourir le dos quand il était venu vers elle.
—Puis-je vous offrir un verre ? lui avait-il dit, visage souriant
Il s'était présenté et avait engagé une conversation digne des meilleurs salons mondains ; elle n'avait que retenu son nom : Guillaume Vasseur. Ils s'étaient revus, s'étaient plus et finalement s'étaient mariés malgré le veto de grand-père Henri. C'était une des rares fois où elle s'était heurtée à grand-père Henri. La brouille avait duré. Il disait que cet homme ne lui plaisait guère, à fréquenter les salons, et que ce n'était qu'un de ces arrivistes, pour qui seul compte l'argent facile. Elle avait eu beau le défendre, faisant remarquer qu'il avait tout de même fait une grande école de commerce, grand-père Henri n’en démordait pas.
Florence sort de son bain et enfile une tenue d’intérieur en soie imprimée. Elle décroche le téléphone intérieur :
—Marthe, finalement je dînerai dans ma chambre, montez-moi un plateau s’il vous plaît.
Puis elle passe dans le cabinet de travail attenant, franchit la baie vitrée qui donne sur le lac et s’accoude à la balustrade de bois, devant soleil couchant. Elle aime beaucoup ce paysage, la crique de Talloires dominée par le Roc de Chère qu’elle a tant sillonné durant sa jeunesse et la vue sur le château de Duingt. En arrière-plan, la masse sombre des Bauges et surtout la lumière du soir qui fait scintiller les eaux du lac. Lui revint alors en mémoire, l’histoire qu’on lui avait souvent contée de la Dame du Lac qui s’était noyée en se jetant du haut du Roc de Chère parce qu’elle ne voyait pas revenir son amoureux. Et que depuis ce temps-là, le lac ne restituait plus les corps des noyés accidentels. Un sentiment étrange l’envahit à cette évocation, comme lorsque qu’on évoque un personnage de rêve qu’on a le sentiment d’avoir connu, mais dont pourtant on ignore le visage. C’était ce qu’elle ressentait en songeant à la Dame du Lac de ce mythe populaire. Un coup frappé à la porte la tire de sa rêverie, et Marthe pénètre dans le cabinet. Elle dépose le plateau sur une desserte et s’éclipse discrètement non sans lui avoir souhaité bon appétit. Elle retrouve en Florence l’ardeur infatigable au travail du grand-père Henri Pranel. Le repas est vite avalé. Florence s’assoit à son bureau et ouvre le dossier à en-tête « Delta Constructions : ouverture du capital » que lui a préparé Guillaume. Après une lecture attentive, Florence étouffe un bâillement, lève les yeux vers la pendulette au-dessus de la cheminée. L’heure est tardive, elle se dirige vers son lit pour une longue nuit de repos, songeant à la Dame du Lac juste avant de sombrer dans un sommeil profond.